CHAPITRE IX

 

Chroniques mytanes (extraits).

« Analyse sociale », de Leucid Ar-Mid.

 

 

La caste beese est la seule qui n'ait aucune notion de hiérarchie. Sa conscience égalitaire est poussée jusqu'aux valeurs binaires, l'ultime classification d'une société entropique :

— L'unité, véritable dogme d'existence du capacitant.

— La nullité, constatation de la non-existence de l'incapacitant.

L'individu est utile, il vit. L'individu est inutile, il ne vit pas. Positif/négatif, seule différenciation des potentialités beeses.

Enfant, le beese découvre ses talents ; adolescent, il apprend à s'en servir ; adulte, il travaille. Il travaille jusqu'à la mort, la caste n'autorisant ni la maladie, ni l'invalidité sénile. L'espérance de vie d'un beese atteint soixante années standard. Cela peut paraître faible, sauf au jour des moyennes des autres castes : quarante-cinq ans pour les hiumes et les warshs, soixante pour les braines, soixante-quinze pour les mystes (nous ne possédons pas de chiffres pour les illes et les evres, lesquels, même si l'on réfute l'immortalité evre, semblent jouir de vies notablement plus longues).

La caste beese est l'unique productrice de la planète et, paradoxalement, elle est incapable de s'autogérer. Cette tâche est confiée aux braines, dont elle respecte aveuglément les consignes.

On a vu pire, mais c'était il y a longtemps.

 

*

 

Le soleil culminait dans le ciel que quelques virus perturbaient nonchalamment, lorsqu'ils parvinrent en vue de Sal-la Danid. Audham ne s'attendait à rien ; elle fut quand même déçue. Sal-la Danid était un classique petit village de montagne, en partie campé sur la berge du fleuve, en partie accroché au coteau qui grimpait en pente douce vers le vallonnement des bas-monts jalonnant la rive orientale. À l'exception d'un anachronique manoir de pierre, les habitations étaient toutes bâties sur le même modèle, chalets et burons se côtoyant avec indifférence sans disposition particulière.

Derrière la bourgade, dans un coude du fleuve, s'étendaient de vastes champs informes. Certains avaient la blondeur du blé, d'autres étaient champagne ou lilas. Le plus proche du Sa-Bann appariait les tonalités du lapis au nacarat le plus voyant ; il paraissait fait de hautes fleurs apétales, tel le houblon.

— En partie houblon, en partie chanvre, confirma Lodh. Fermenté, le tass donne une bière convenable, mais c'est surtout le chènevis qui intéresse les cultivateurs. Une fois pilé et traité, c'est un mutagène puissant.

— Traité ?

— Ascomycètes, myélines animales, que sais-je encore ? On le mélange à pratiquement n'importe quoi pour le précipiter… Le culte de la mutation… Méfie-toi du chènevis, Audh.

— C'est inutile : Mytale m'a déjà suffisamment transformée, répliqua-t-elle d'une voix aigre.

Lodh estima qu'il aurait dû surveiller sa langue, puis il vit le sourire satisfait sur les lèvres d'Audham et se maudit une fois encore d'être aussi facile à manipuler. Combien de temps mettrait-il pour comprendre comment elle fonctionnait et lui retourner le compliment ? Par exemple, en accostant, il était certain qu'elle méditait leur dernière discussion, avec probablement plus que de petites appréhensions, mais elle n'en montrait rien. Et il s'agissait du plus gros risque de son extra-mytalité ! Il décida de la provoquer :

— Ne t'inquiète pas, les mystes sont tellement habitués à ce que nos esprits soient opaques qu'ils ne nous sondent pas. Rib ne l'a jamais fait, et il n'y a aucune raison pour que l'envie le prenne tout à coup !

— Je ne suis pas inquiète.

Audham pouvait accepter le risque, puisqu'il était inévitable, mais contrairement à ce qu'elle avait répondu, elle ne se sentait pas très à l'aise. Lodh était protégé par sa symbiose avec le ksin, tous les illes se cachaient derrière l'écran de leurs ksins ; ils étaient insondables, et les mystes le savaient… Mais ils savaient aussi qu'un astronef s'était écrasé et probablement que les warshs avaient oublié un rescapé. Lodh et Audh venaient du sud, ils n'avaient qu'un seul ksin… Je serais myste…, pensait-elle.

De toute façon, elle n'avait pas le choix. Lodh voulait attendre Fyrh Afira Fahr à Sal-la Danid, et les explications qu'elle lui avait arrachées sur le lien empathique ksin tendaient à rendre l'arrêt au village incontournable. Apparemment, l'usage de la télesthésie ksin comme d'un émetteur-récepteur était ardu et périlleux : outre la longue et délicate concentration que cela exigeait, tout se passait comme si l'énergie vitale de Fille servait de batterie à l'opération ; une batterie qui se viderait presque totalement d'une seule décharge.

Audh pouvait difficilement se contenter d'explications aussi mystiques, mais elle n'avait pas insisté : elle avait déjà trop tiré les vers du nez à son compagnon, et elle savait attendre la bonne heure. D'autre part, leur expérience sexuelle n'avait pas contribué à les rapprocher ; ils s'étaient contentés d'user l'un de l'autre sans se donner. Elle le tenait certes encore mieux qu'avant, mais il lui en voulait. Au moins la tutoyait-il !

 

*

 

Ils tirèrent le canoë sur l'herbe et le retournèrent pour le vider. Un personnage aux allures grotesques s'approchait d'eux. Audh dut retenir un fou rire parfaitement déplacé lorsqu'elle le vit, et ce fut encore pire lorsqu'il parla.

Le beese devait mesurer deux mètres dix et était l'expression même de la disproportion. Ses jambes ressemblaient à deux échasses et son buste à un tonneau ; son bras droit descendait en dessous des genoux et se pliait en trois articulations latérales, le gauche en comportait deux, visiblement rotatives, et s'arrêtait sur une pince cornée à hauteur de hanche. En guise de pieds, l'être arborait des sabots prolongés d'une dizaine de griffes, rappelant de très loin les dents d'un râteau. Son unique main participait autant des ciseaux que du sécateur. Mais le plus surprenant était la forme chevaline de son crâne : comme ceux des équidés, ses yeux, s'ils lui permettaient de regarder droit devant lui, étaient agencés pour une vision latérale. Pour saluer Lodh, il déversa un chapelet de borborygmes huileux qui découvrit une mâchoire supérieure totalement édentée.

— Il vient de me saluer, traduisit Lodh.

— J'avais compris !

Le beese s'adressa alors directement à elle :

— Quel nom ? laissa-t-il dégouliner en mytan.

— Audh Onido Dham.

Apparemment satisfait, le beese s'éloigna d'un pas lourd et traînant en direction du village.

— Il est allé prévenir Sastiss, le maire braine. Ici, tout arrivant doit se présenter à Sastiss ; même les warshs le font… Il faut dire que Rib encourage fortement cette politesse.

Audh écoutait à moitié.

— À quoi peut lui servir ce… ce corps ?

— Le beese ? Il s'appelle Unyild ; cela signifie…

— Pas de rendement ?

— Oui, pas rentable. Il est trop spécialisé, il n'a d'utilité que durant la moisson. Sans Sastiss, qui l'a pris comme commis, le village ne le nourrirait pas. Au fond, Unyild a eu la chance de naître en juin et celle que Sastiss et Rib soient respectés… Les beeses ont pour coutume de noyer les nourrissons mal conformés aux travaux qu'ils exercent.

Audh ne frissonna pas. Elle pouvait faire le parallèle avec les pratiques spartiates et, bien plus tard, les mesures de contrôle génétique imposées par certains gouvernements en période de crise. Sous l'égide de la Fédération, il était de bon ton de s'indigner de l'euthanasie infantile ou fœtale, mais qu'y avait-il de plus facile avec les formidables moyens biogéniques d'une culture scientifique culminante ? L'humanité avait toujours, d'une façon ou d'une autre, interdit la vie au non-viable. Les civilisations successives avaient résolu le problème dans les limites de leurs connaissances : infanticide, avortement, contraception, génétique… Il était facile de juger.

— Ton maire, Sastiss, vit dans ce…

Elle désignait l'imposante bâtisse de pierre qui détonnait sur la simplicité du village.

— Non, le castel de Danid est la demeure de Rib. Viens.

Ils traversèrent la presque totalité du bourg, et Audh constata que les beeses occupaient les chalets et les hiumes les burons, que les chalets possédaient tous une étable abritant une espèce de bovidés et une de suidés et les burons des clapiers fourmillant de lapins multicolores.

Ils croisèrent quelques beeses, et elle remarqua aussi qu'Unyild était effectivement une exception de difformité. La norme mesurait la taille des illes (pour autant que Lodh fût un critère fiable) et semblait d'une robustesse à toute épreuve ; elle était de couleur terne, dépourvue de pilosité et vaguement reptilienne d'épiderme. Comme ceux d'Unyild, les yeux des beeses étaient équins, saillant légèrement de visages allongés et dotés d'une grande mobilité. La règle était l'asymétrie ; rares étaient ceux qui avaient des bras identiques et des mains jumelles. Audham cessa très vite d'extrapoler la fonction de ces membres hétéroclites. Il lui suffisait d'imaginer leur efficacité en matière de travaux agricoles.

Elle concentra son attention sur les hiumes. Elle vit surtout des mâles, qui s'affairaient dans les étables ou se pressaient vers de mystérieuses besognes. De rares femmes appelaient ou gesticulaient.

— C'est l'heure du déjeuner, se manifesta Lodh. Les hommes aux auges, les femmes à la becquée.

Audh nota le cynisme non déguisé de l'ille. Il lui fit l'effet d'une révélation, comme s'il l'avait subitement débarrassée de ses inhibitions. La plupart des hiumes qu'elle avait entrevus avaient un système pileux très développé, étaient massifs et même lourdauds, proches d'un type simiesque ; du moins plus près du pithécanthrope que du sapiens sapiens. Ce n'était pas assez flagrant pour être immédiatement noté, mais certains traits (comme l'arcade sourcilière, la longueur des membres et la morphologie des articulations) étaient assez loin de son souvenir des nones.

— Lodh Ilodi Lodj ! (Elle s'arrêta.) Les hiumes, les nones et les illes ne sont pas de la même espèce…

— Je ne t'ai jamais dit le contraire… et c'est inexact.

Elle le força à s'immobiliser en lui saisissant le bras.

Puis elle accentua lentement l'étreinte de ses doigts pour compenser la contraction du biceps, jusqu'à ce qu'il s'amollisse.

— Mais tu ne m'as pas dit à quel point certains ont dévié ! Ceux-là sont en pleine dégénérescence, Lodh, pas seulement une régression intellectuelle due au servage et à l'abêtissement. Pourquoi ne pas m'en avoir parlé ?

Lodh tourna les yeux sur la gauche d'Audham, sans répondre. La chatte était sous tension, le regard figé sur la main qui enserrait le bras.

— Elle sent parfaitement la différence entre une caresse et un acte de violence, lâcha-t-il finalement. Elle est plus fine que moi : je ne me serais pas aperçu que tu étais plus belliqueuse que d'habitude.

Audh ne céda pas.

— Avant que je me trimbale dans le monde, Lodh, une petite mise au point ne fera de mal à personne. Je suis étrangère, coincée sur Mytale par les soins de Mytale. Apprendre et comprendre, étaient ma mission ; aujourd'hui, c'est ma bouée de sauvetage. Il se trouve que pour cela je dois me fier à toi plus qu'il ne t'est loisible de le croire, tandis que toi, tu te contentes de m'inclure dans les arcanes illes. Alors okay, je te dois, sinon la vie, du moins la remise de ma disparition à une date indéterminée, mais je n'en éprouve aucune gratitude. Quant à notre partie de cul d'hier soir, tu ferais bien de la considérer comme un exercice d'hygiène.

« Maintenant, voilà mon bilan : toutes les informations que tu m'as données sont ou erronées ou partielles ou partiales ; mon cerveau est en permanence sur le pied de guerre pour essayer d'épurer tes paroles et tes silences. (Sa voix se fit dangereusement douce.) Cesse de m'induire en erreur, Lodh, c'est de la plus mauvaise politique. »

— Je le sais.

— Je me doute bien que tu n'es pas idiot à ce point ! J'essaie seulement de te dire d'accorder plus d'importance à l'option diplomatique qu'à la réserve de cartes maîtresses.

— Ce n'est pas une décision que je peux prendre seul.

Audham consentit enfin à relâcher son étreinte. Elle savait n'avoir marqué aucun point.

— Fais comme tu l'entends, soupira-t-elle.

 

*

 

La maison de Sastiss surplombait tout le village. Elle ressemblait aux chalets beeses, à part l'étable qui avait été transformée en salle de réunion. La porte en était grande ouverte, et Lodh y pénétra sans hésitation. Audham le suivit et faillit tomber sur les bûches qui encombraient l'entrée. La maison du braine respirait le plus parfait désordre.

Sastiss était un petit être squelettique et ossu, couronné d'un crâne énorme s'évasant vers le haut. Il les accueillit d'une courbette maladroite et les invita à s'asseoir sur des tabourets branlants, tandis qu'il se hissait sur une chaise, pour lui immense, qui lui permettait de siéger à la même altitude que ses hôtes.

— Vous partagerez mon repas, annonça-t-il. (Sa voix était bien plus grave qu'on ne pouvait s'y attendre.) La terre a été généreuse, cette année.

Il claqua des mains, et aussitôt apparut une jeune hiume chargée de couverts et de victuailles. Elle s'éclipsa un instant et revint avec des gobelets et deux pichets de terre cuite, puis elle disparut pour ne plus reparaître. Audh n'avait détecté aucune malformation en elle, ni régression. Elle aurait pu passer pour ille, n'eût été son regard éteint.

Sastiss remplit les gobelets d'un liquide grenat et poussa les plats vers Audham. Ici, l'on mangeait avec les doigts, à même la table.

— Mangez, nous parlerons ensuite, déclara-t-il.

Dans le ragoût, Audh reconnut la chair du lapin et la finesse de certaines herbes, mais elle fut incapable de préciser la nature des légumes. L'ensemble était agréable au palais, quoiqu'un peu sucré. Le vin, par contre, ne possédait aucune qualité digne d'être retenue ; il était trop tanisé et très âpre.

— Je sais, je sais, marmonna Sastiss en observant la mimique que la boisson arracha à la jeune femme. C'est une piquette… mais je n'en ai cure, je n'ai aucun palais.

Le mytan du braine était plus difficile à comprendre qu'Audh ne s'y était attendu, mais Lodh l'avait bien formée et elle avait une excellente mémoire. Elle essayait de calquer son attitude sur la décontraction amusée de son compagnon, seulement ce petit bonhomme attirait trop de respect pour qu'elle se sentît vraiment à l'aise.

Dès que les plats furent vides, Sastiss entraîna ses hôtes à la « mairie » ou, plus précisément, dans l'étable. Il servit lui-même un edim encore pire que celui de Lodh, toujours juché sur un siège atteint de gigantisme, et attendit patiemment qu'il fût bu pour entamer la discussion. Ni Lodh, ni Audham n'avaient encore prononcé un seul mot.

— Rib Lorpal vous demande de l'attendre, attaqua le braine.

Même Lodh afficha sa surprise.

— C'est un étrange préambule, Sastiss.

— C'est qu'il y a beaucoup de choses à expliquer, Lodh-ille, et le Lorpal em Sal-la Danid tient à vous rencontrer.

Audham se fit la remarque que Lorpal était un titre, puis celle que le braine les avait attendus… parce que le myste les attendait. Ce n'était pas de bon augure.

— C'est… nous… nous deux précisément que Rib veut voir ?

— Lodh-ille et sa compagne, oui.

Lodh accusa le choc en fronçant les sourcils.

— Il a précisé compagne ?

— Oh ! il a précisé beaucoup de choses ! (Sastiss se régalait de la stupeur de ses hôtes.) Il savait que vous n'auriez qu'un seul ksin, par exemple.

Audh s'aperçut tout à coup que Min' n'était pas avec eux, mais Lodh avait l'air de trouver cela normal… La chatte devait courir le gibier dans les environs.

— Quand t'en a-t-il parlé ?

— Il y a une vingtaine de jours, quand le do est venu le chercher pour Tann-Tori.

— Un do-warsh ? À Sal-la Danid ? (L'étonnement de Lodh était à son comble.) Cesse de tourner autour du pot, Sastiss-braine, ce jeu est irritant.

Le visage de Sastiss s'éclaira du sourire le plus satisfait. Il jouait avec leurs inquiétudes, et ce jeu ne faisait que les renforcer.

— Excusez-moi. Je suis un vieux braine qui n'a pas eu souvent l'occasion de railler… surtout des illes, et… Bon, on dit que la sénilité vaut la puérilité ; ne m'en veuillez pas. (Il ôta toute expression de ses traits et continua d'une voix atone :) Sal-la Danid a été traversé plusieurs fois par des centaines de warshs cet été. Cela a commencé il y a deux mois et devrait se terminer avec le retour de ceux qui sont partis dans le sud voici six semaines. Beaucoup de ces warshs ne sont passés que dans un sens… venant du sud. Ce qui suppose qu’ils y avaient été déposés par bateaux à une époque où l'océan est fantasque… Et pourquoi ne sont-ils pas repartis en bateaux ? Parce que l'océan était toujours aussi fantasque et que, s'il y avait urgence à l'aller, le retour pouvait s'effectuer moins diligemment.

Lodh avait de plus en plus l'air renfrogné.

— Cette déduction, c'est Rib ou toi qui…

— Un peu des deux. Je l'ai faite, et je suis allé trouver Rib Lorpal. Il avait eu la même idée… et d'autres, à moins que ce fussent des informations ; je ne sais pas, il ne s'est pas beaucoup expliqué.

— Mais tu as deviné ?

— Peut-être. Il faut dire que beaucoup d'événements ont excité ma curiosité. Des warshs revenaient, repartaient ou continuaient leur chemin, d'autres arrivaient, et parmi eux certains étaient Blancs, d'autres Noirs ; même les sy-warshs portaient de hautes couleurs… Ce qui se produisait dans le sud était de toute première importance ! Dans les choses étonnantes, il y a eu un bataillon entier de sy… Ils devaient être quatre ou cinq cents, et beaucoup étaient blessés, d'étranges blessures, des coupures nettes et des brûlures impressionnantes.

Les lasers ! pensa Audh en jetant un œil au sac de Lodh dans lequel dormait le sien.

— Il y avait eu une bataille, poursuivait le braine. Une bataille avec des armes qui sont censées ne plus exister. Vous venez du sud, illes, c'était une belle bataille ?

— Il n'y a pas de belles batailles, braine ! cracha Audh. Une bataille n'est que laideur !

Sastiss eut un mouvement de recul ; c'était la première fois qu'il entendait la compagne de Lodh, et elle n'était ni tendre, ni douce. Mais ses paroles étaient justes, même si elles ne répondaient pas à sa question. Tout le monde savait qu'il n'était jamais prudent d'insister avec des illes. Il reprit ses explications :

— À la fin nébrier, une troupe s'est installée près du village, une troupe que commandait un do-warsh particulièrement fier et mal élevé.

— Noir ou Blanc ? s'enquit Lodh.

— Blanc.

Audham savait que la différence avait un rapport avec l'inféodation : les Noirs travaillaient pour un ou plusieurs evres, les Blancs pour toute la communauté evre, à de subtiles nuances près.

— Ce do n'est jamais venu me saluer, et en plus, il a commis l'imprudence de menacer Rib Lorpal. (À cette évocation, Sastiss éclata de rire.) Ah ! Audh et Lodh-illes, je suis certain que vous auriez partagé ma mesquine joie quand le do, furieux, s'est jeté aux pieds du Lorpal pour présenter ses plus involontaires excuses. Cet arrogant imbécile croyait que, pour être relégué à un poste aussi insignifiant, ce jeune myste qui frayait avec un braine rabougri était négligeable… Rib Lorpal ! Négligeable !

Sastiss en pleurait de rire. Il faillit s'étouffer, puis retrouva à grand-peine sa pondération pour reprendre son récit :

— Toute cette agitation inquiétait Rib Lorpal. Il s'est enfermé plusieurs jours chez lui, puis il est venu me voir. « Sastiss, m'a-t-il dit, comme tu l'as remarqué, il se produit des événements d'une gravité extrême, des événements qui pourraient bien changer Mytale. Je vais être obligé de m'absenter, Rag Lorpal en Tann-Tori a convoqué l'Acen-Ser em Saraz pour en discuter et je dois assister à ce débat… Hum… Je me suis arrangé pour que les warshs soient rapatriés sur Tann-Tori. Je pars avec eux, mais il en viendra d'autres qui seront tout aussi désagréables. Sois prudent ».

« Il était avare d'explications, comme d'habitude, mais il sait que je finis toujours par comprendre plus loin que s'il m'informait. Je crois que c'est pour cela que nous nous entendons bien. Ce matin-là, il a juste pris le temps de me glisser le mot à votre intention. J'ai compris qu'il ne souhaitait surtout pas que vous partiez sans le voir, mais je ne parviens pas à faire le lien avec tous ces événements. Ce sont des illes qui ont combattu les warshs ? »

— Tu sais bien que non. (Lodh n'était pas vraiment dans son assiette.) Est-ce que tu as vu Fyrh ?

— Il est venu… et il est reparti. C'était il y a huit semaines. Je l'ai peu vu, Fyrh n'est pas très mondain et il ne m'aime pas beaucoup. Par contre, il a passé un long moment avec Rib Lorpal.

Lodh se décontracta. C'était comme s'il venait d'apprendre que Fyrh avait préparé le terrain auprès du myste. Audh était gênée par un problème de dates que ne pouvait expliquer qu'une communication via Tag' et Min'. Son compagnon allait poser une autre question lorsqu'Unyild fit son apparition, surexcité, dans l'étable-mairie.

— D'autres bateaux ! annonça-t-il avec sa voix de crécerelle. Beaucoup, du sud, du sud. Des warshs encore !

Ils se précipitèrent dehors pour vérifier la nouvelle. Au loin, sur le Sa-Bann, dix pirogues descendaient vers le village. Chacune transportait quatre warshs, une moitié vêtus de jaune, une de vert. Seuls deux monstres portaient des couleurs différentes : l'un du bleu, l'autre du violet.

— Un Violet, tss tss, fit Sastiss. Nous allons passer un moment bien désagréable. Ryline ! Ryline ! (Il revint à ses hôtes) Ryline va vous conduire jusqu'à une maison à l'écart du village.

Ryline était l'hiume qui leur avait servi le déjeuner. Elle écouta les consignes de Sastiss et attendit qu'Audh et Lodh voulussent bien la suivre.

— Je suis désolé de donner l'impression de me débarrasser de vous, s'excusa le braine, mais je n'ai aucune autorité sur les warshs.

— Pourquoi faut-il nous cacher ? questionna Lodh.

— Parce qu'il y a trop de chances que ce soit vous qu'ils suivent. (Sastiss faisait allusion aux arrivants.) Vite…

— Rib Lorpal s'est trompé sur une chose, reprit Lodh. Nous avons deux ksins.

Le maire haussa un sourcil, mais il ne releva pas.

— Allons-y.

Min' était de nouveau avec eux. Audham ne l'avait pas vue revenir.